Episode 3 / Deepfakes : quand l'IA bouleverse la création musicale
- Droit / informatique / Sciences de l'information et de la communication / Sciences sociales
- 2025
- 30 min 23 s
- Français
Publié le 05/05/2025
L’intelligence artificielle ne se contente plus de calculer ou d’optimiser. Elle compose, chante, imite… et brouille les frontières entre l’humain et la machine. Morceaux générés par algorithme, voix clonées... les artistes voient en effet, leurs outils - ou leurs rivaux - devenir artificiels. Mais l'IA peut aussi devenir une véritable alliée. Comment transforme-t-elle notre rapport à la musique ? Jusqu'où peut-elle aller ?
Pauline Pennanec'h (Journaliste à Franceinfo), Célia Zolynski (Co-directrice de l’Observatoire de l’IA et Professeure de droit à l’Université Paris 1), Camille Salinesi (Co-directeur de l’Observatoire de l’IA et Professeur d’informatique à Paris 1) et leurs invités, Darius Afchar (Chercheur au sein de la plateforme de streaming musical Deezer) et Nicolas Obin (Maître de conférences à Sorbonne Université et chercheur à l'IRCAM) répondent à ces questions pour ce troisième épisode des Voies de l'IA.
L'intelligence artificielle bouleverse la création musicale, soulevant des questions sur l'authenticité, le droit et l'avenir des créateurs. Des voix clonées aux chansons générées, elle force l'industrie à redéfinir les frontières entre humain et machine.
L'intelligence artificielle s'infiltre de plus en plus dans l'industrie musicale, soulevant des questions fondamentales sur l'authenticité, le droit et l'avenir des métiers de la création. Des voix clonées aux chansons entièrement générées, cette "révolution" technologique force l'industrie et les artistes à redéfinir les frontières entre l'humain et la machine.
L'une des manifestations les plus visibles de cette tendance est le clonage de voix. Camille Salinesi, professeur en informatique et co-responsable de l'observatoire de l'IA, explique que des techniques similaires au "text-to-speech", mais adaptées de la voix à la voix, permettent de créer des clones vocaux. Cela a été illustré par une fausse reprise virale du titre Sayian d'Angèle, créée par le musicien Lnkhey en transformant sa propre voix à l'aide de réseaux de neurones. Bien qu'utilisant des éléments existants, Camille Salinesi souligne que cela représente néanmoins une œuvre originale qui a demandé un travail significatif de la part de l'artiste.
- Les enjeux juridiques et économiques
Face à ces créations, les questions juridiques se posent avec acuité. Célia Zolynski, professeur en droit privé et sciences criminelles, rappelle que la voix d'une personne est protégée en tant qu'attribut de sa personnalité, qualifiée parfois "d'image sonore" par les juges, et sa diffusion suppose l'autorisation de l'individu, sauf exception comme la parodie. La diffusion trompeuse de "voice fakes" est même incriminée par le code pénal si elle n'est pas clairement identifiée comme un contenu manipulé. La voix est aussi une donnée personnelle, potentiellement biométrique. Au-delà de la voix, l'interprétation de l'artiste peut être protégée par le droit voisin si elle est originale. L'utilisation de la voix et du style d'un artiste connu pour une nouvelle chanson peut également constituer un acte de parasitisme ou de concurrence déloyale en exploitant indûment sa notoriété ou en créant un risque de confusion.
Un débat majeur concerne la génération de contenu "dans le style de" certains artistes ou studios, une pratique que le droit d'auteur ne protège pas, afin de préserver la liberté de création. Cependant, les systèmes d'IA générative sont souvent entraînés sur des créations protégées par le droit d'auteur. En Europe, les titulaires de droits devraient pouvoir s'opposer à cette utilisation pour l'entraînement. Le règlement sur l'intelligence artificielle de juin 2024 impose d'ailleurs la publication d'un résumé détaillé des données utilisées, même si l'application pratique et les décisions de justice sont encore attendues. Les métiers du doublage sont aussi directement impactés, s'inquiétant d'être remplacés par des IA capables de faire parler des acteurs dans d'autres langues avec leur voix originale. Comme l'ont exprimé Philippe Peythieu et Véronique Augerau, voix françaises de Homer et Marge Simpson, ils craignent que la question du coût pousse les producteurs à se passer d'eux, même si leur travail d'interprétation reste unique.
- Face aux titres générés par IA, Deezer contre-attaque
Sur les plateformes de streaming, l'afflux de musique générée par IA est massif. Darius Afchar, chercheur au sein de la plateforme de streaming musical Deezer, rapporte que plus de 20 000 titres générés par IA arrivent chaque jour sur la plateforme, représentant 18% des contenus fin 2024. Si une minorité de ces créations sont des co-créations hybrides entre artistes humains et IA, la majorité est liée à la fraude. Environ 70% des écoutes de ces contenus détectés comme générés par IA sont réalisées par des bots afin de capter les royalties. Bien que volumineux, seulement 0,1% des streams faits par des humains concernent ces contenus 100% IA. Darius Afchar souligne que les principaux problèmes pour Deezer sont l'exploitation de contenu copyrighté pour l'entraînement ("logique extractiviste") et la fraude, qui détournent l'IA de son potentiel créatif. La détection reste un défi, une "course du chat et la souris" similaire aux antivirus.
Malgré ces défis, l'IA n'est pas unanimement perçue comme une menace pour la création. À l'IRCAM, l'Institut de recherche et coordination acoustique musique, l'IA est vue comme un partenaire créatif au service de l'imaginaire humain. Nicolas Obin, maître de conférence à Sorbonne Université et chercheur à l'IRCAM, explique que l'institut développe des dispositifs sur mesure pour des artistes experts cherchant à "se compliquer la vie" et à explorer de nouvelles possibilités. Il cite des exemples de recréation de voix de personnalités disparues comme Marilyn Monroe, ou la création d'une voix chantée capable d'atteindre une tessiture surhumaine pour recréer celle d'un castrat. Si une certaine défiance existe chez le public et les professionnels (illustrée par les grèves à Hollywood), l'IA s'inscrit dans l'évolution technologique du cinéma, un art déjà basé sur l'artifice, selon le chercheur. Il reconnaît toutefois la contradiction fondamentale entre la logique de l'industrie (automatisation, réduction des coûts) et les intérêts des artistes.
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"Les voies de l'IA", un podcast de l'Observatoire de l'IA de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Sorbonne TV en partenariat avec Franceinfo. Une production du studio Radio France et de Sorbonne TV, soutenue financièrement par l’Agence Nationale de la Recherche (France 2030) dans le cadre des projets Sorb’Rising (ANR-21-EXES-0015) et Una Europa. Un podcast à retrouver sur le site de franceinfo, l'application Radio France et plusieurs autres plateformes comme Apple podcasts, Podcast Addict, Spotify, ou Deezer.
Production : Pauline Pennanec'h, Célia Zolynski, Camille Salinesi, Margaux Debosque Trubert, Lydie Rollin-Jenouvrier
Technique : Julien Doumenc | Réalisation : Marie Plaçais | Mixage : Guillaume Le Dû | Crédits : IRCAM